[7-1] Paradoxe

« Galaad ! Ça par exemple, je ne pensais pas avoir veillé si tard que l’aube vienne me surprendre. Comment vas-tu ? »

Lou s’essuie les mains d’un torchon avant de t’embrasser. Il empeste les huiles de massage bon marché. « Tu permets que je termine ? Je suis à toi tout de suite… »

La vieille femme noire allongée sur le brancard souffre d’une déformation de la hanche depuis qu’elle est toute petite. Mais les massages de Lou font plus que détendre les muscles et les nerfs, ils peuvent aussi déplacer les os, fluidifier les essences, ou faire germer le mal.

"J'ai connu des jours meilleurs, Lou" dit-il en observant les lieux. "Je t'en prie, termine."
Il est inutile de manifester la moindre anxiété, encore moins de l'hostilité, lorsqu'on vient demander un service risqué à un contact. Le prince se contente de passer en revue les différents posters et brochures de conseils médicaux, le matériel laissé à l'abandon sur les tables.

Avec l’articulation du poing, il exerce une pression sur le côté du genou. La femme pousse un petit cri… puis écarquille les yeux… et se met à pleurer de joie « docteur, vous êtes un ange… un vrai ange tombé du ciel… pas vrai ? »

Lou se contente de lui sourire sans répondre, et la raccompagne jusqu’à la porte. « Un ange… tu parles… comme si les anges s’intéressaient encore à nous… » maugrée t’il en se lavant les mains. « Alors dis moi, la terre est elle aussi belle que dans tes rêves Galaad ? »

Un sourire evanescent naît sur les lèvres du noble. "Une véritable source de surprise et de félicité, en vérité, et je ne l'avais pas rêvée si enthousiasmante. Mais des événements récents m'ont forcé à mettre de côté mes périgrinations "

Il repose à sa place la lampe frontale qu'il inspectait et se tourne vers Lou.

"J'aurais besoin que tu pratiques un diagnostic." son regard se dirige vers Marsiglio.

« Ah oui ? » haussant un sourcil, Lou s’avance vers Marsiglio. L’homme est sans âge, assez grand, taillé comme un boucher. Il dégage quelque chose de calme et serein, comme sortit d’une pub sur les petits artisans.

« Allongez vous là… vous avez l’air stressé, je vais commencer par dénouer tout ça… »

Affable, il conduit l’italien sur la petite table, chauffe l’huile, et commence à faire rouler ses muscles du bout des pouces. « Dites moi ce qui ne va pas… »

Ce qui ne va pas... c'est à vous ou à votre ami de me le dire... Je ne sais encore rien de vos maudites traditions.

Tout ce que je sais c'est que depuis que Galaad a voulu pratiquer sur moi je ne sais quel rituel, je suis tombé inconscient... et depuis mon corps est comme envahie d'une force qui le dépasse...

Envahie de fatigue, je pousse un dernier soupir et m'abandonne au massage.

D'un oeil lointain le prince suit le massage, dans sa tête se tissent déjà les esquisses d'hypothèses et de plans à exécuter. Les questions sans réponse se clarifient.

« Hmm… »

Ses doigts courts et noueux qu’on aurait dit rugueux et sans finesses détendent les muscles avec dextérité. Il tire le stress comme on évacue une humeur. Bientôt les soucis de cette longue journée semblent se diluer dans une soupe primitive surréaliste.
La mort du parrain, la tentative d’assassinat, le sacrifice humain… tout ça n’a pas plus d’importance qu’un film projeté sur grand écran une fois qu’on a quitté la salle. Reste l’illumination, l’écho vibrant de réalité d’une conscience plus grande.

Il se tient là, enchevêtré dans les racines anonymes d’une plante aux spires fragiles mais aux racines vivaces plantées en plein coeur. Des serres avides gorgées de sang, un pilier essentiel à la vie.

Marsiglio semble s’enfoncer dans un confortable apaisement, il ferme les yeux, immobile. Lou appuie alors ses deux pouces sur l’arrière de la tête, et lui ouvre le crâne en deux comme on déchire un abricot ! Le cerveau est là, palpitant, mis à nue. La douleur devrait être insoutenable, mais l’italien ne semble se rendre compte de rien.

« Je vois bien le germe, mais le terreau est trop pauvre pour le faire fleurir. Pourquoi ton imperator n’a-t-il pas insufflé une divine respiration ? »

"Parce qu'il est porté disparu..." affirme l'Aube en tournant son regard vers Lou, le regard fort de celui qui sait qu'il a commis une erreur, l'assume et ne tient pas à avoir d'autres comptes à donner à la réalité ni à quiconque.

« À qui peut on se fier si la réalité même se fait porter pâle… » murmura t’il en palpant de l’index l’organe rosâtre.

« La semaille d’Entropie a bourgeonné, cet homme était sur le point de se détruire en emportant quelque chose avec lui. Je ne saurais te dire si le seigneur aux mains sanglantes a pu le toucher parcequ’il était trop faible, ou bien s’il est devenu faible après. »

Il soupira en s’essuyant les mains sur son tablier « je ne sais pas ce qui s’est passé, et je ne sais pas ce que tu attends de moi. Il n’y a rien qui bloque sa transformation… il est juste devenu trop terne pour que l’héritage le reconnaisse, et tant qu'il ne sera pas devenu ton égal lui retirer la marque de la Camorra nous est impossible. Il n’a pas besoin de soins, il a besoin d’un miracle. »

Et sur cette sanction, il referma le crâne.