[3-1] Reveil

Comme dans du coton… l’odeur de charogne te prends les narines, tu es allongé sur un monceau de tripes fumantes.

Tu clignes des yeux, lentement, dans l’espoir de chasser l’horrible vision… et tu y parviens.

Tu es dans une chambre d’hôpital, sous perfusion. Tu as atrocement mal à la nuque. Tu es nauséeux, drogué, l’esprit en berne. Pour couronner le tout, Silvio est à côté de toi. Il t’a même ramené un bouquet de fleur blanche, on dirait que ce type est abonné aux fautes de goût.

« Bonsoir don paoloni… vous êtes dans une clinique privée de la famille, tout va bien se passer maintenant… »

J'ouvre lentement les yeux et je prend le temps de faire le tour de la pièce du regard.

Silvio, que c'est-il passé exactement ? J'ai la vague impression d'avoir été victime de délire avant de perdre connaissance dans le cimetière... Racontez moi ce qui c'est passé, et dîtes moi ce qu'il est advenu de mes hommes ?

Je referme les yeux épuisé d'avoir formulé ces phrases, et j'essaye au maximum de me détendre pour me remettre.

« Cela signifie mon cher Marsiglio, que la réalité a parfois plus de profondeur que ce que vous en percevez. Et qu’il existe des dangers plus grands qu’une balle en pleine tête. Je n’attends pas de vous un simple accord financier, j’attends de vous une complète dévotion à notre organisation. »

Nonchalamment, il prend sur la table de chevet un plateau blanc cassé sur lequel est posée une assiette creuse. Il brasse une soupe gluante et rougeâtre avec une cuillère en argent, puis la rapproche de ton visage « voilà quelque chose qui devrait vous faire aller mieux assez vite… »

Je lève ma main pour lui empècher d'approcher sa cuillère trop près de mes lèvres.

Je n'ai donc pas rêvé, j'ai vu cet homme, enfin si on peut appeler l'appeler comme ça, ce faire truffer le corps de balle sans pour autant ressentir la moindre gêne. Il connaissait votre organisation, et moi je me rends compte que j'ignore bien des choses au sujet de la camorra, qui êtes vous Silvio et pour qui travaillez vous exactement ?

« La Camorra ne travaille que pour elle-même. Nous rendons des services contre d’autres services, rien de plus. Par contre nous sommes parfois amené à rencontrer des gens particulier, comme ce vagabond qui a tenté de s’en prendre à vous. »

Il rapproche la cuillère à nouveau, la soupe a un goût de rance, tu ne peux t’empêcher de faire le lien avec ta vision, et l’odeur de putréfaction t’assaille les narines. « La vie Don Paoloni, n’est qu’une suite d’opportunité. La véritable question c’est de savoir ce que vous êtes prêt à faire pour les saisir. »

L’albinos te fait un sourire glacial « je vais vous montrer de quoi je parle Don... » Il marche jusqu’à une armoire et en sort une blouse blanc cassé qu’il te tend, et un fauteuil roulant qu’il amène jusqu’à ton lit. « Tout ça remonte à longtemps… à des siècles même… »

Je me relève doucement et m'assois sur le bord du lit. J'enfile la blouse d'hopital et doucement je me laisse glisser dans le fauteuil.

Allez y Silvio, montrez moi, cette journée a été pleine de surprises, et d'interrogations... j'ai hate que tout cela s'éclaircisse.

« A l’époque de la chute de l’empire romain, les maîtres du monde connu tremblèrent devant l’arrivée des hordes barbares. Une bande de pouilleux dégénérés dont le nombre seul pouvait détruire la magnificence de la civilisation. Ils se lancèrent alors dans une entreprise monumentale de contrôle des masses. Ils persuadèrent le fils d’un charpentier qu’il était élu par Dieu, et ils en firent le prophète d’un dogme nouveau qui devait bientôt conquérir le monde entier. L’ombre de la croix Marsiglio cache le soleil depuis lors. »

Il pousse ton fauteuil jusque dans le couloir, étrangement vide et sinistre. Quelques gémissements bavent de portes plus loin, le papier peint à fleur est taché par l’humidité et la saleté. Tu rentres dans un large ascenseur en métal qui dégage une forte odeur de rouille.

« L’important n’est pas la mythologie, mais la morale. Un carcan de pensée, comme une bouture maîtrisée qui dirige la croissance d’un arbre rebelle. Bientôt les instigateurs du christianisme occupèrent les plus hautes places de la hiérarchie ecclésiastique, protégeant de leur bras séculiers leurs frères de l’ombre. Ainsi le peuple était pris entre le marteau et l’enclume, entre la morale rigide et le soufre de la véritable corruption. »

Au dernier sous sol, la seule lumière qui reste est dans le tintement d’un néant malade. Le rythme sourd du système de ventilation et la moiteur de l’atmosphère rendent ta situation inconfortable. Tu es poussé sur le sol de béton vers une lourde porte en métal, une odeur de soufre et de mort vient à ta rencontre et te saisit à la gorge.

« Peut être connaissiez vous cette histoire de notre famille, la création de la Camorra. Mais ce que vous ignorez sans doute, c’est la vérité qui sommeille derrière le symbole.
Observez la genèse, c’est par la transgression que l’homme se dresse contre son créateur, et qu’il découvre en lui le pouvoir d’infléchir son destin. En chaque être humain réside la graine de la corruption, les semailles de l’Entropie. Et c’est dans ce chaos qui sommeille que se trouve l’origine de la véritable force. L’antique secret que nous cachons aux peuples de rats puants qui vivent sur cette terre. »

La porte s’ouvre dans un fracas, quelques mouches nagent sur le nuage d’odeur abjecte qui en ressort. Tandis que tes yeux s’habituent à l’obscurité, tu vois les restes difformes de suppliciés, un charnier épouvantable, des corps entassés comme de simples morceaux de viande avariée. Quelques hommes en capeline sombre découpent un cadavre sur un autel de pierre, le sang gluant colle les roues de ton fauteuil, l’horreur prend possession de ton esprit.

« De Cartage et de Rome, nous n’avons gardé que les images de la corruption et de l’hérésie. Habile écran de fumée qui nous a permis de dissimuler les arcanes. La magie est à portée de main Don, il vous suffit d’accepter la part d’Ombre et de mort, il vous suffit de dresser le poing vers votre le créateur… »

Mais... Mais... Qu'est ce que cette horreur! Que faîtes vous ici!
La vue de mort ne m'a jamais dérangé, j'ai causé directement ou indirectement la mort de beaucoup de personne... mais là, expliquez moi quel est le sens de cette boucherie ?

Je frémis dans mon fauteil et tourne le regard vers Silvio pour échapper à cette vision d'horreur.

« Nous sommes les enfants de la transgression Marsiglio… nous avons créé des limites dans le seul et unique but de permettre à une poignée d’élu de les dépasser. L’être humain est la plus formidable créature de la création, en nous sommeille un pouvoir incommensurable. Il va vous falloir être fort lors de votre initiation, comme un oisillon qui brise lui-même sa coquille pour prouver qu’il a l’étoffe d’un jour s’envoler. »

Il pousse le fauteuil à travers la rangée de corps, jusqu’à une chambre froide. Là, tu peux voir un jeune éphèbe complètement nu, à peine un adolescent au visage marqué par la terreur, en train de grelotter dans un coin de la salle. Silvio sort un long couteau à la lame noire.

« Les rites de passages diffèrent selon les tribus, mais dans le monde entier on retrouve des constantes. A ceux qui serviront, on demande le sacrifice de leur vie… à ceux qui régneront, on demande de survivre. A vous de voir de quel côté du couteau vous voulez vous placer Don Paoloni. »

Cet homme est complètement fou... mais il me faut survivre. Allez Marsiglio ressaisi toi, tu ne vas quand même pas faillir maintenant... Soit fort et montre quel homme tu es!

J'ai toujours été et je serai toujours du côté de celui qui manie le couteau. J'ai attendu toute une vie cet instant, le début de mon règne sur cette ville, rien maintenant ne pourra me faire reculer.

Je jette un regard de mépris sur l'adolescent et réunissant mes dernières forces, je me lève de mon fauteuil et me dirige vers Silvio pour lui prendre son couteau.

Si un seul doit survivre ça sera moi...

La douleur qui te traverse le torse est atroce. La blessure par balle se rouvre, tu te sens comme transpercé par une lance. L’espace d’un instant ta vue se brouille, au bord de l’évanouissement, mais le contact froid de la garde de l’arme blanche te réveille. Ton cœur se met à battre plus vite, et les muscles chancelants de tes jambes s’affirment.

Silvio sourit « déjà la force coule dans vos veines. Seule l’adversité a le pouvoir de révéler le vrai potentiel, l’harmonie est un poison. Arrachez lui le cœur Don, et je ferai de vous le maître cette ville. »

Le gamin comprend, il pousse un cri rauque et se met à trembler. Il ne pense même pas à se défendre, il cherche à fuir, il se cache les yeux pour ne pas avoir à affronter ton regard. Que voit il donc qui le terrifie à ce point ?

Ma main se crispe sur le couteau, tuer pour régner cette devise ne m'a jamais dérangé, bien au contraire...
Une question m'arrête, qu'est ce qui peut bien pousser ce gamin à avoir peur d'un homme de mon age qui se remet juste d'une blessure... Il n'a qu'à se lever et d'un coup il pourrait me balayer. Il ne connait rien de moi, d'habitude les hommes tremblent devant moi car ils savent à quels dangers ils s'exposent s'ils se dressent contre moi. Mais là je suis un homme normal rien de plus qu'un retraité en chemise de malade... Qu'est ce qui peut lui faire peur à ce point...
Je lève ma lame au dessus de lui mais avant de le frapper je me sers du reflet de la lame pour m'observer, suis-je devenu si terrifiant que ça ?

Le reflet blafard du monde est une personnalisation des cauchemars. Tu te dis que cette cave ressemble à une antichambre de l’enfer, comme le cœur palpitant d’un monstre de chair. A côté de toi, tu sais Silvio n’est qu’un pantin, une marionnette cruelle étranglée par les lianes qui le dirigent et le nourrissent, sinistre cordon ombilical.
Tu n’es encore que Marsigilo Paoloni, le même que ce matin. Peut être un peu pâle, mais en forme. Tes yeux ont changé, tu vois au fond une froideur riante, la détermination d’un fou dangereux, la cruauté d’un monstre.

Plus que l’atroce situation, c’est cette lueur qui le terrifie. L’assurance que tu ne reculeras pas, la vérité de ton âme noire. Tu marches sur un fil au dessus d’un gouffre, et tu réalises que Silvio avait raison. Ce meurtre te fera passer le point de non retour.

Les mots du clochard me résonnent dans la tête... Oui ce type sent la mort... Mais maintenant il est trop tard, je suis trop faible pour espérer m'enfuir d'ici, et il m'offre Chicago sur un plateau. Il n'y a plus aucune raison d'hésiter, si mon âme doit se noircir pour régner alors il en sera ainsi.

J'abats ma lame sur le gamin et commence à lui ouvrir la poitrine.

Le hurlement et l’odeur de sang chaud se gravent dans ton âme. Le camoriste sourit. Tu sens ton esprit chavirer, en toi quelque chose se déchire. Le monde est une charogne puante, tes mains sont marquées d’une souillure qui ne partira jamais. En chaque homme sommeille une graine de corruption, c’est ce que Silvio avait dit. Ce sang est l’engrais qui la fera vivre, tu sens l’infecte Entropie te ronger l’âme.

Ici, dans ce sous sol sordide, ton esprit vient de s’éveiller à la vérité. La profanation est la source du mouvement, elle est la source du pouvoir. Tes mains se couvrent d’écaille tandis que ton cœur se glace. Bientôt tu oublies ta blessure et tu te dresses face à ton frère.

Il prend le cœur encore palpitant et le jette sur un tas de cadavres anonymes. Seul comptait le symbole. Il éclate de rire « bienvenue dans la Camorra ! »

Bonjour mon frère, je commence juste à percevoir dans quel ignorance j'ai été maintenu jusqu'à maintenant. J'ai hâte de découvrir ma nouvelle famille, et de prendre pleinement conscience du pouvoir de l'Entropie.

Un visage carnassier se dessine sur mon visage, je contemple la lame ensanglantée qui goutte lentement sur le sol devant moi, après quelques instants je m'avance lentement vers Silvio.

Silvio écarte les bras, comme pour te donner une accolade. Il semble sur le point de dire quelque chose lorsque la porte s’ouvre dans un puissant fracas. Deux types rentrent, le premier se fait passer pour un clochard, mais tu vois ses yeux sans pupilles et sa silhouette irréelle. Le second n’a même pas de visage.